
Constats de commissaires de justice sur internet : bonnes et mauvaises pratiques
Sylvain JOYEUX et Corentin POUSSET-BOUGERE
Temps de lecture : 6mn| Preuve digitale
Qu’il s’agisse de faire la preuve d’une contrefaçon, de démontrer des dysfonctionnements, ou de tout autre litige, le procès-verbal de constat dressé sur un site Web par un commissaire de justice (anciennement huissier de justice) est une preuve incontournable dans de nombreux contentieux. Dans deux décisions récentes, les juges du fond fournissent de nouvelles clés d’appréciation quant à la validité et le contenu de tels constats.
Appréciation historique et enjeux du constat sur internet par les juges
Le constat réalisé sur internet par huissier (désormais commissaire) de justice n’est pas un moyen de preuve récent. Rapidement, la jurisprudence a dessiné les contours de ces constats et de leurs méthodes de réalisation, afin de garantir l’intégrité technique de la preuve présentée ainsi que leur loyauté. C’est ainsi que la cour d’appel de Paris a considéré, le 25 octobre 2006, que le constat ne doit permettre à l’huissier que de réaliser des captures d’écran du site visité, et non d’en « aspirer » le contenu, ce qui constituerait une contrefaçon descriptive.
Les juges se sont également préoccupés de l’effet qu’aurait pu avoir le matériel utilisé par l’huissier sur les faits qu’ils constataient. Ainsi, le 17 novembre 2006, la cour d’appel de Paris refusait de prendre en considération un constat où « il n’était pas fait mention de l’adresse IP du matériel ayant servi au constat, les cookies n’avaient pas été supprimés et la mémoire cache n’avait pas été vidée ».
Les juges du fond ont ainsi année après année, dessiné les contours d’un protocole technique prétorien, auquel doit s’astreindre l’huissier lorsqu’il réalise un constat sur internet[1].
Les préconisations de ce protocole seront reprises dans la norme AFNOR NF Z 67[2]. Ce texte compile donc une série de mentions techniques et travaux préparatoires à mentionner dans le procès-verbal dressé par le commissaire de justice. Ces dernières ont pour objectif d’empêcher que sa valeur probatoire ne soit mise en doute par l’usage d’un ordinateur potentiellement lent ou ancien, une connexion internet au débit insuffisant, un potentiel virus affectant le navigateur utilisé ou toute autre influence extérieure.
Si le suivi de cette norme n’est pas obligatoire, elle propose toutefois une méthodologie qui permet de garantir la fiabilité des constatations réalisées – cette fiabilité étant la préoccupation des juges.
Ainsi, la cour de cassation a confirmé en 2019 l’arrêt d’appel qui invalidait un constat réalisé sur Internet, pour les raisons suivantes, et résumé toute la problématique : « les constats d’huissier de justice sur internet doivent répondre à un certain nombre de règles techniques destinées à garantir la fiabilité du constat et à lui assurer sa force probatoire ; qu’il ne suffit pas en effet de constater ce qu’affiche le moniteur ou ce qu’il produit comme sons ; qu’il faut être certain qu’aucun ordinateur ne vient troubler la perception du site internet sur lequel porte le constat ; que lorsque l’huissier constate le contenu d’un site internet, qu’il s’agisse de textes, images, de sons ou de vidéos, il doit respecter un certain nombre d’impératifs techniques : description précise du matériel utilisé, mention de l’adresse IP de la connexion, désactivation de la connexion sans serveur proxy, suppression de l’ensemble des fichiers temporaires stockés sur l’ordinateur ; que ces précautions sont destinées à garantir la fiabilité de son constat ; qu’elles permettent de s’assurer que la connexion s’est établie directement entre l’ordinateur de l’huissier et le site visité et qu’aucun ordinateur ayant pu stocker temporairement des images, n’est venu troubler sa vision »[3]
Les arrêts récemment rendus par la cour d’appel d’Amiens et le tribunal judiciaire de Paris viennent apporter un nouvel éclairage sur l’appréciation de ces critères.
Cour d’appel d’Amiens, chambre économique, 6 février 2025
Ce premier arrêt concerne la commande par deux sociétés de sites Internet e-commerce à un prestataire informatique. Les clientes se plaignent malheureusement de nombreux dysfonctionnements sur ces sites, qu’elles font constater par commissaire de justice dans deux procès-verbaux réalisés le 30 novembre 2020 et le 2 juillet 2021. Elles assignent leur prestataire en résolution du contrat qui les liaient, afin d’obtenir le remboursement des sommes payées au titre de ce dernier et 100.000 euros chacune en réparation de leur préjudice.
Déboutées de ces demandes par le tribunal de commerce de Saint-Quentin, elles portent le litige devant la cour d’appel d’Amiens. Intimée, la société informatique demande que soient écartés des débats les procès-verbaux constatant les dysfonctionnements allégués. L’enjeu est important : si ces constats ne sont pas pris en compte par le juge, c’est la preuve de la violation de ses obligations par le prestataire qui disparaît, et avec elle le fondement des demandes des appelantes.
La société prestataire reproche en premier lieu aux commissaires de justice de ne pas faire état des formalités issues de la norme Afnor précédemment citée. En l’espèce, le prestataire considère que la cour ne devrait pas baser sa décision sur des constats où les commissaires de justice ont omis de « [décrire] l’ensemble des éléments relatifs au fournisseur d’accès à internet ou le matériel informatique utilisé, [préciser] le paramétrage de définition de l’écran et synchronisé la date et l’horloge de l’ordinateur, et [paramétrer] les fichiers temporaires et l’historique pour que le navigateur vérifie que la version de la page la plus récente soit affichée. »
Comme le rappelle toutefois la cour qui rejette l’argument, la norme Afnor, si elle regroupe des bonnes pratiques qui contribuent à la force probatoire du constat de site Internet, n’a pas de valeur juridique obligatoire. Ne pas s’y conformer ne peut être considéré comme une irrégularité qui entraînerait la nullité du constat.
La cour note par ailleurs que dans le cadre du constat, les commissaires de justice n’ont pas donné leur avis sur les conséquences de fait ou de droit que pourraient entraîner leurs constatations ; ils ne sortent donc pas du cadre des constatations purement matérielles qui leur est attribué de jurisprudence constante[4]
Les procès-verbaux incriminés sont ainsi considérés comme valides, l’absence de suivi des préconisations de la norme Afnor NF Z 67-147 n’étant pas considérée comme suffisante pour remettre en cause la fiabilité des constatations. Indépendamment de leur forme, la cour juge toutefois sur le fond qu’ils sont insuffisants à établir un manquement grave du prestataire informatique à ses obligations.
Le premier constat est ainsi écarté, non pas pour des raisons juridiques, mais car il a été réalisé antérieurement à la livraison définitive des sites et ne peut donc attester de dysfonctionnements qui affecteraient leurs versions finales. Quant au second, la cour considère qu’il n’établit pas de dysfonctionnements majeurs rendant les sites inexploitables – cela en particulier lorsque le prestataire produit également un procès-verbal démontrant le bon fonctionnement de ces derniers. À constat, constat et demi !
On retiendra donc de cet arrêt deux leçons quant à la production de constats d’huissiers réalisés sur un site Internet. D’abord, rappelons que l’inclusion des mentions techniques liées à la norme Afnor idoine n’est pas obligatoire. C’est souverainement que les juges apprécient la fiabilité et l’exactitude des constatations du commissaire de justice, et il revient à la partie à laquelle le constat est opposé, si une externalité est venue affecter ce dernier, de l’établir. On ne peut toutefois que conseiller l’inclusion de telles mentions, qui permettront de couper court à tout débat sur ce point et ne pourront en conséquence que renforcer la force probatoire du procès-verbal.
Ensuite, la temporalité du constat revêt bien évidemment une importance capitale. Les sites internet, comme tout objet informatique, peuvent faire l’objet d’évolutions, de maintenance, ou de correctifs. Il est donc primordial que les constatations soient réalisées sur la dernière version disponible, au risque de voir le procès-verbal frappé d’obsolescence.
Si une telle erreur peut sembler facile à éviter lorsque les prestations ont pris fin et que le site ou le logiciel est laissé « en l’état », il ne faut cependant pas oublier que cette logique s’applique également aux modifications apportées a posteriori. Trop souvent, les constatations sont mises en doute car les dysfonctionnements qui y sont rapportées pourraient ne pas être causés par des prestations déficientes du créateur du site, mais par des manipulations ultérieures opérées par le client ou un nouveau prestataire tentant d’y apporter des modifications.
TJ Paris, 3e chambre 1re section, 23 janvier 2025, n° 22/03006
Cette seconde affaire concerne quant à elle une société immobilière, qui exploite dans le cadre de cette activité un site internet, ainsi que plusieurs marques pour lesquelles elle détient une licence exclusive. Le 28 mars 2021, cette société a fait établir par un commissaire de justice un procès-verbal de constat afin d’attester de la reproduction de son nom et de son logo dans les annonces immobilières sur Internet d’une concurrente et de ses franchisées. Elle a assigné ces dernières devant le tribunal judiciaire, notamment en contrefaçon de marques françaises et de l’Union européenne.
Comme l’on pouvait s’y attendre, les défenderesses critiquent le constat du commissaire de justice, et demandent qu’il soit retiré des débats. Le juge du fond se livre donc à une analyse approfondie de ce dernier, dont il ressort plusieurs enseignements.
Concernant d’abord les formalités préalables réalisées par le commissaire de justice, ce jugement va plus loin que l’arrêt d’appel précédemment mentionné. Ainsi, si le tribunal prend la peine de rappeler que les préconisations issues de la norme Afnor « constituent en la matière un recueil de bonnes pratiques sans caractère obligatoire », il énonce dans la même phrase que nombre de ces préconisations sont néanmoins nécessaires « pour garantir la fiabilité et la force probante des constatations sur internet qu’il réalise ». Le commissaire de justice doit ainsi nécessairement décrire en détail le matériel utilisé, mentionner l’adresse IP de l’ordinateur servant aux constatations, s’assurer de la connexion directe vers le site visité, mentionner qu’il a vidé la mémoire cache de son navigateur et supprimé les cookies, etc.
Au cas d’espèce, le procès-verbal du commissaire de justice comprend bien l’ensemble de ces descriptions préalables à la visite des sites litigieux, et le tribunal considère en conséquence que la force probante des constatations n’est pas critiquable sur ce point. En revanche, c’est au cours des opérations de constat en elles-mêmes, lors de la visite des pages internet litigieuses, que le procès-verbal présente plusieurs défauts.
En premier lieu, la décision reproche ainsi au commissaire de justice d’avoir directement accédé aux pages web litigieuses en copiant-collant dans son navigateur les liens précis vers ces annonces immobilières – sans passer par la page d’accueil du site et sans avoir décrit les pages consultées pour y parvenir. Le tribunal considère qu’il lui est en conséquence impossible de vérifier que les contrefaçons alléguées étaient accessibles aux internautes sans manipulations complexes. Ce point est considéré comme d’autant plus important que l’une des annonces litigieuses concernait un terrain déjà vendu à date du constat et dont la page web n’était donc potentiellement plus mise en avant par le site.
En second lieu, le tribunal note que le procès-verbal contient en annexe des captures d’écran issues d’une page web relative à une annonce qui n’est pas citée dans le descriptif des opérations de constat. De plus, plusieurs captures d’écran correspondent à une seule et même annonce, ce qui pour le tribunal revient à créer une impression trompeuse de contrefaçons multiples.
Enfin, le juge du fond déplore que les captures d’écran annexées au constat ne comportent ni date, ni heure – cela alors même que le commissaire de justice a pris soin en début de procès-verbal de décrire sa vérification de la synchronisation de la date et de l’horloge de l’ordinateur. Le tribunal se trouve ainsi dans l’incapacité de vérifier que les pages litigieuses étaient accessibles au jour du constat.
Dans l’ensemble, le tribunal considère donc qu’il lui est impossible de « suivre le cheminement du commissaire de justice s’agissant des pages web visitées », et qu’il n’est dès lors pas assuré de la fiabilité du constat fourni. Ce dernier est donc écarté des débats, et puisqu’il constituait la seule preuve au soutien des faits de contrefaçon allégués, l’intégralité des demandes sur ce fondement sont rejetées.
Ce jugement peut être regardé comme sévère. Le procès-verbal de constat est intégralement écarté, alors même que le tribunal aurait par exemple pu considérer que seules les parties problématiques (comme les captures d’écran en doublon sur la même annonce) devaient être frappées de nullité. C’est ainsi qu’à récemment procédé la chambre commerciale de la cour de cassation, en prononçant la nullité partielle d’un procès-verbal de saisie-contrefaçon[5].
La question des liens profonds directement consultés par le commissaire de justice est également critiquable. Le tribunal considère qu’une telle méthode l’empêche d’apprécier la possibilité pour l’internaute de trouver facilement la page web concernée – alors même que la contrefaçon[6] ne requiert pas pour être caractérisée la preuve d’une divulgation au public.
Il faut donc surtout retenir de ce dernier jugement, en l’absence de toute législation impérative précisant le contenu du constat de commissaire de justice, l’importance donnée à la libre appréciation par les juges de ces constats et l’aléa qui peut en découler. Pour réduire cet aléa, la précision du constat, et la mention détaillée de chaque clic ou manipulation effectués par le commissaire de justice, sont indispensables.
Notes
[1] Voir par exemple : TGI Paris, 4 mars 2003, n° 00/16090 (Propr. industr. 2004, comm. 66, note P. Kamina) ; TGI Meaux, 9 décembre 2004, n° 04/02703 – TGI Nice, 7 février 2006, n° 05/05526. ↩︎
[2] AFNOR, « Norme Française – Mode opératoire de procès-verbal de constat sur internet effectué par Huissier de justice », NF Z 67-147, Septembre 2010. ↩︎
[3] Cass. Crim., 8 janvier 2019, n° 18-80.748. ↩︎
[4] Voir notamment : CA Nancy, ch. civile 1, 25 avril 2017, RG n° 17/00868. ↩︎
[5] Cass. Com., 14 novembre 2024, n° 22-20.447. ↩︎
[6] Telle qu’envisagée pour les marques à l’article L.716-4 du Code de la propriété intellectuelle, ou pour les droits de l’auteur sur une œuvre de l’esprit à l’article L.335-2 du même code. ↩︎
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