La blockchain comme moyen de gestion des droits de propriété intellectuelle
Article rédigé par Philippe Thomas, président de l’Agence pour la Protection des Programmes.
Temps de lecture : 10mn| Blockchain
Dans ce deuxième article de la série “Blockchain et protection de la propriété intellectuelle : bien comprendre les limites”, nous allons comprendre comment la blockchain est utilisée pour protéger la propriété intellectuelle des titulaires de droit. Nous allons nous intéresser plus particulièrement aux avantages et aux inconvénients liés à la gestion des droits avec la blockchain.
La blockchain séduit de nombreux acteurs de la propriété intellectuelle. Ils y voient une nouvelle façon de gérer les droits d’auteur grâce aux smart contracts qui permettent de réaliser automatiquement une transaction entre plusieurs membres de la chaîne.
Ils sont exécutés par les nœuds du réseau de façon totalement automatisée, c’est-à-dire en dehors de toute influence des parties. Ils peuvent être utilisés pour des transactions assez simples ou plus complexes. Il y a une très grande latitude dans les applications possibles de ces smart contracts grâce au haut niveau du langage informatique utilisé.
Certains acteurs majeurs dans le milieu de la propriété intellectuelle ont déjà investi dans des solutions basées sur la blockchain. C’est notamment le cas de Spotify qui a acquis, en avril 2017, Mediachain Lab, une startup spécialisée dans le développement d’outils facilitant la gestion des droits d’auteur basés sur la blockchain. Dans les mêmes dates, la Sacem annonçait travailler avec ses homologues américains et anglais sur le projet Elixir basé sur une blockchain permettant de mettre en commun leurs données d’identification des droits sur les œuvres musicales. Plus tôt en 2017, la Sacem s’était associée avec l’Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique / musique) pour faciliter la reconnaissance des œuvres au sein de réinterprétations et de lier ces dernières aux ayants droit de l’œuvre première. La société de gestion s’est également rapprochée d’IBM pour développer la plateforme Urights pour une meilleure gestion des droits et répartition des revenus en fonction des écoutes réelles. Enfin, le CSPLA (Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique) a publié en février 2018 un rapport sur l’état des lieux de la blockchain et ses effets potentiels pour la propriété littéraire et artistique.
Cet intérêt flagrant des acteurs de la propriété intellectuelle pour la blockchain est motivé par les solutions que cette technologie peut apporter aux difficultés auxquelles est actuellement confronté le secteur de la propriété littéraire et artistique. La dématérialisation des échanges a rendu plus difficile la gestion des droits d’auteur tout en facilitant les échanges non encadrés. Associer les œuvres à des métadonnées et les enregistrer au sein d’une blockchain permettrait de simplifier la gestion des droits en automatisant certains mécanismes comme la rémunération des ayants droit, en encadrant les utilisations des œuvres, etc.
1) Une gestion plus souple des droits grâce à la blockchain
Loin d’être exhaustive, cette liste d’applications possibles de la blockchain a le mérite de présenter tout le potentiel de cette technologie en matière de valorisation et de gestion des droits de propriété intellectuelle. C’est encore un terrain peu exploité qui n’en est qu’à ses débuts. Il est probable que de nouvelles utilisations émergeront au fur et à mesure que le recours à la blockchain se démocratisera. En effet, cette technologie offre une grande souplesse dans la mise en place des smart contracts qui peuvent s’appliquer à de nombreux secteurs. Le seul impératif est l’absence d’erreurs de programmation comme nous le verrons dans un second temps.
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Un accès facilité aux registres des œuvres
La mise en place de registres d’œuvres fondés sur la blockchain va permettre aux exploitants d’œuvres de pouvoir facilement interroger le registre pour identifier les ayants droit et obtenir les accords nécessaires. La mise en application de ces accords pourra même être organisée au sein de la blockchain par le biais d’un smart contract.
L’enregistrement des œuvres au sein d’une blockchain permettra aussi d’automatiser l’identification des reprises, des remixes ou des extraits pour les œuvres musicales, de repérer les publications de photographies ou leurs modifications, etc.
Les technologies de blockchain ont également la capacité de traiter une quantité importante de données dans un temps record. Cela présente un intérêt certain quand on prend en compte le nombre d’ayants droit sur une œuvre, le nombre conséquent de données issues soit de l’écoute de la musique en ligne, soit du visionnage de vidéos en streaming, soit de l’utilisation d’images.
La blockchain permettrait une gestion automatisée de l’ensemble des droits et par conséquent une meilleure rémunération des ayants droit.
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Une rémunération simplifiée des titulaires des droits
En 2016, Spotify a conclu un accord avec la NMPA (National Music Publishers’ Association) visant à verser 21 millions de dollars de royalties au label. Cette somme se répartit entre 16 millions de dollars d’impayés et un fond bonus de 5 millions. Ces 16 millions de dollars d’impayés correspondent à des morceaux qui ont été écoutés sur la plateforme mais dont les ayants droit n’ont pas pu être identifiés. Le rachat de Mediachain Lab par Spotify lui a permis d’éviter à nouveau à de tels montants en facilitant l’identification des ayants droit des œuvres présentes sur la plateforme.
C’est, en effet, l’un des attraits de la blockchain en matière de gestion de droits d’auteurs. La malléabilité des smart contracts et la capacité de traitement des algorithmes vont permettre de rendre plus simple et plus rapide l’identification des ayants droit et donc leur rémunération. Quant aux ayants droit, ils ont une plus grande latitude pour encadrer les usages possibles de leurs œuvres. Ils peuvent ainsi être plus souples dans leurs autorisations.
Les smart contracts permettent d’envisager une rémunération à l’acte qui serait plus rapide et plus transparente. Cela reviendrait-il à supprimer petit à petit la raison d’être des sociétés de gestion collective ? C’est l’ambition de certaines start-ups comme Ujo Music. Mais, comme le souligne le rapport du CSPLA sur l’état des lieux de la blockchain et ses effets potentiels pour la propriété littéraire et artistique, le rôle des sociétés de gestion restera essentiel pour gérer la répartition de la rémunération entre les ayants droit, pour négocier les tarifs de diffusion à grande échelle, pour accompagner juridiquement les ayants droit et pour les représenter face aux pouvoirs publics. Néanmoins, il est certain que le développement des smart contracts en propriété intellectuelle va s’accompagner d’une restructuration des missions des organismes de gestion collective.
2) Les risques auxquels doivent répondre les technologies de blockchain
Aujourd’hui, les applications possibles de la blockchain en matière de propriété intellectuelle n’en sont qu’à leurs balbutiements. Néanmoins certains risques se font déjà sentir et doivent être envisagés dès à présent afin d’éviter qu’ils ne prennent trop d’ampleur et privent la blockchain de tout son potentiel. Mais, à l’instar de Primavera De Filippi et d’Aaron Wright, il y a fort à parier qu’en se démocratisant, la blockchain suivra le même chemin qu’Internet. A ses débuts, celui-ci faisait l’objet de nombreuses craintes mais il s’est peu à peu régulé. La blockchain devrait suivre cette même voie. Il faut toutefois rester vigilant et identifier les points faibles de cette technologie en matière de propriété intellectuelle.
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La dissémination sans contrôle des œuvres
Le propre de la blockchain est d’exister au même moment au sein de différents nœuds. Plus la chaîne est importante, plus le nombre de nœuds est grand et plus les informations stockées dans la chaîne sont disséminées. Cette distribution de la chaîne est permise par les réseaux peer-to-peer sur lesquels les technologies de blockchain s’appuient.
Or cette large diffusion des œuvres sans le contrôle d’un organe central peut conduire à des atteintes aux droits d’auteur plus importantes que celles enregistrées avec Napster ou Kazaa. Ce ne sont pas les blockchains utilisées par des acteurs officiels et identifiés du milieu de la propriété intellectuelle qui sont ici en cause. C’est la possibilité pour des personnes physiques ou morales de mettre à disposition une blockchain destinée à faciliter le partage des œuvres sans prendre en compte les droits des ayants droit. Les technologies de la blockchain permettent d’envisager un réseau mille fois plus puissant que les traditionnels réseaux peer-to-peer qui permettrait de contourner les différentes législations nationales sur les droits d’auteur et plus généralement sur la propriété intellectuelle.
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Le non-respect des droits des utilisateurs
Tout comme la blockchain peut servir de terrain à la distribution non autorisée des œuvres, elle peut également permettre aux ayants droit de répéter certaines erreurs déjà commises. Afin de se protéger des téléchargements illégaux, des solutions de DRM (Digital Rights Management) avaient été mises en place. Elles se sont soldées par un échec et ont impacté l’image des ayants droit auprès du public qui se trouvaient privés d’une partie de leurs « droits ». Juridiquement, les utilisateurs n’ont aucun droit à revendiquer sur une œuvre. Mais, ils bénéficient d’exceptions qui sont assimilées par le grand public à des droits : droit à la copie privée par exemple. L’usage de ces DRM a rendu impossible ces pratiques sans pour autant régler le problème des réseaux peer-to-peer, du streaming illégal ou encore des fichiers torrent.
Les smart contracts présentent les caractéristiques nécessaires pour reproduire le pire des DRM en permettant aux ayants droit de limiter drastiquement les utilisations possibles de l’œuvre et/ou d’obtenir une rémunération pour des utilisations aussi récurrentes qu’une sauvegarde dans un jeu vidéo, que l’écoute d’un titre légalement téléchargé ou que la lecture d’une nouvelle page d’un ebook(1). Il est donc important de tirer profit de ces erreurs afin de ne pas les recommencer avec la blockchain.
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Le risque de failles
Bien que les blockchains soient souvent vantées pour leur technologie sûre et performante, elles ne sont pas à l’abri d’une erreur de programmation humaine. Cela est déjà arrivé et a notamment provoqué la perte de 50 millions de dollars dans le cadre de la plateforme DAO. Celle-ci avait vocation à financer des startups voulant utiliser la blockchain Ethereum. Elle avait réussi une levée de fond de 150 millions de dollars. Mais, une faille dans le code source de ses smart contracts a permis à des hackers de pouvoir subtiliser 50 millions de dollars(2).
Les représentants d’Ethereum ont tenu à rappeler que cette faille était uniquement due à une erreur de programmation spécifique à DAO et n’était pas inhérente à la blockchain Ethereum. Seuls les programmes informatiques développés par DAO pour automatiser les transactions étaient en cause. Néanmoins, cela démontre que le risque de failles n’est pas nul et que des smart contracts reposant sur une blockchain peuvent être vulnérables.
Outre les erreurs humaines de programmation, il faut également prendre en compte les erreurs humaines lors de l’enregistrement des métadonnées.
A titre de synthèse, on peut considérer que les technologies de blockchain constituent une opportunité certaine en matière de gestion des droits de propriété intellectuelle. Par leur capacité à adresser des problématiques complexes, à mettre en scène des scénarii élaborés, elles apportent l’une des réponses à une gestion globalisée et ouverte des droits de propriété intellectuelle.
Néanmoins, la grande richesse des approches technologiques, le foisonnement des solutions et l’absence de garanties élémentaires qui en résultent, constitue un important frein en particulier sur le terrain de la preuve.
En cette matière, il nous apparaît plus judicieux de se situer dans le cadre plus traditionnel des prestataires de confiance qui allient des approches à la fois juridique et technique et qui offrent des garanties notamment de pérennité.
1) DE FILIPPI P., WRIGHT A. Blockchain and the law. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2018, p.7-8.
2) Pour un autre exemple de piratage lié à un défaut de programmation, voir LAURENT M., La blockchain est- elle une technologie de confiance in Institut Mines Telecom, Signes de confiance – l’impact des labels sur la gestion des données personnelles, Janvier 2018, p.195.
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